Où un lecteur demande à Stéphane Edouard d’approfondir sa propre définition de l’amour. Il y sera notamment question de Roland Barthes, Louis Jouvet, Jacques Brel, Nietzsche, et Cyril Hanouna.
Bonjour Stéphane,
J’espère que tu vas bien. Avant toute chose, je tenais à te remercier pour ton travail de qualité. Je viens d’écouter un de tes derniers podcasts, et je me suis posé une question concernant ta définition de l’amour : qu’est-ce que l’amour, le seul, l’unique, le véritable amour ?
Selon un de tes podcasts, la définition la plus pertinente de l’amour serait (je te cite) « lire dans les yeux de l’autre une image de soi que l’on avait en soi par pressentiment, sans toutefois encore oser l’assumer et s’en montrer digne ».
Aimer et être aimé permettrait d’assumer ce que l’on est vraiment ? De s’en montrer digne ? Quand on perd l’être aimé, on ressentirait ainsi une peine profonde car il faudrait se redéfinir, c’est-à-dire repartir en quête d’une nouvelle personne à travers laquelle on verrait son soi idéal ?
Si l’on adhère à cette définition de l’amour, que penser des hommes et des femmes amoureux d’une personne qui leur nuit, qui adoptent des comportements clairement nocifs à leur égard (exemple : un homme ou une femme trompé(e), que son partenaire méprise ouvertement, mais sans toutefois le quitter) ? Peut-on toujours parler d’amour dans ces cas-là ?
Je te remercie par avance pour ta réponse sur la définition de l’amour, et je te souhaite une agréable journée.
Yanis
Interlude musical
Puisque nous allons parler d’amour, voici de l’or sur le sujet :
Et maintenant la réponse de Stéphane Edouard
Salut Yanis,
L’amour, le vrai ? Quand une définition échappe historiquement à toute unanimité (en vocabulaire sociologique : l’anomie, du grec ἀνομία / anomía, du préfixe ἀ- a- « absence de » et νόμος / nómos « structure »), il ne reste plus qu’à changer son fusil d’épaule.
En l’occurence je vois plusieurs angles d’attaque :
- Ne pas penser l’amour du tout, façon Henri Jeanson
- le fractionner en sous-objets (soit, pour les connaisseurs du petit Audiard illustré, « éparpiller façon puzzle »)
- Philia : l’affection pour les membres de sa famille, ascendants et descendants – à ne pas confondre avec l’amour filial Romain qui n’était qu’ascendant
- Éros : le désir à caractère passionnel et sexuel
- Agapé : mouvement de dévotion, culte d’une divinité et/ou d’un texte sacré
- Éventuellement, le goût pour les choses : j’aime les fleurs / mon chat / le chocolat
- Le définir par la contre-apposée (technique dite « de la Muraille de Chine », ou matérialiser son identité par l’édification de murs, moins destinés à protéger une civilisation d’une invasion qu’à la renforcer collectivement dans l’idée de ce qu’elle est, par opposition victorieuse à ce qu’elle n’est pas)
Mais avant d’aller voir les Grecs et les barbares de tous horizons, faisons un tour par le présent, le seul dans lequel nous vivons.
L’amour aujourd’hui : absence de définition unifiée
Dans sa conception contemporaine, l’amour renvoie à une variété de manifestations à l’origine desquelles existe un sentiment, sentiment lui-même à l’origine d’une déclinaison de comportements, comportements qui, vus par les lunettes de la sociologie (plus particulièrement, celle de l’individualisme méthodologique), structurent des stratégies (1).
La description d’un phénomène dont la définition échappe à toute tentative d’unification risquant de tourner à la confrontation de chapelles, et de laisser échapper la victoire du bon sens au profit du meilleur rhéteur, inversons provisoirement l’échiquier…
… en commençant par s’intéresser aux symptômes avant le phénomène : que ressent l’amoureux, exactement, qui puisse l’amener à conclure, sans risque de conjectures, qu’il s’agisse bien de manifestations d’amour (2) ?
Définition de l’amour par l’absurde
Traduction sociologique : comment le sentiment amoureux altère la rationalité de l’acteur au sein d’un système concret
Autopsie du sujet amoureux
- Il n’éprouve le besoin d’en parler que dès lors qu’il y est confronté (surtout les hommes, qui ne sont pas alter-centrés, dénués de psychologie et dans leur immense majorité inaptes à entendre les émotions qu’ils ne ressentent pas eux-mêmes, lire à ce sujet L’âme de la femme de Gina Lombroso, fiche de lecture à suivre)
« Déclaration. Personne n’a envie de parler de l’amour, si ce n’est pour quelqu’un » – Roland Barthes
- Il remarque l’amour et les amoureux partout autour de lui
- L’être aimé lui manque à chaque instant (même en sa présence, dans le cas de l’état amoureux, nous y reviendrons)
- Son existence propre, la vie quotidienne censée faire le « pont » entre deux séquences en présence de l’être aimé, se concasse en une interminable attente où la rationalité de l’acteur diminue au mesure que s’espacent les messages, autrement dit que s’étiole la l’unique preuve que ta propre pertinence comme acteur et ressource mobilisable dans le système d’action concret de l’être aimé
- L’autre que j’aime est unique (« je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui/elle » est la phrase commune à tous les amoureux) et indéfinissable. Cf concept de l’atopos
« Est atopos l’autre que j’aime et qui me fascine. Je ne puis le classer, puisqu’il est précisément l’Unique, l’Image singulière qui est venue miraculeusement répondre à la spécialité de mon désir. C’est la figure de ma vérité ; il ne peut être pris dans aucun stéréotype (qui est la vérité des autres) » – Roland Barthes
On note au passage un biais de compréhension structurant dans la logique d’action-réaction de celui qui entend son amour qualifié par un autre : si l’être aimé se doit d’échapper à tout stéréotype pour continuer d’être aimable, rien n’empêche un observateur sérieux de reconstruire a posteriori la rationalité d’un acteur par la recherche de régularités dans ses choix amoureux, autrement dit en remarquant quel type de partenaire il sélectionne au détriment de quel autre (3).
- Enfin, amour est également un diminutif d’usage courant désignant la ou les personne(s) importantes pour nous. Exemples :
Les amours, vous le savez je fais le max pour vous faire plaisir, j espère y arriver pour le reveillon. Je vous lâcherais jamais.
— Cyril Hanouna (@Cyrilhanouna) 8 novembre 2016
L’amour : prémisses, déductions et opinions personnelles
- L’amour (Eros) délesté de sa redingote de respectabilité est un sentiment qui provoque des manifestations physiques (ex: l’érection, les sécrétions), et revêtant ainsi la forme d’une dialectique entre l’esprit et la matière :
- âme qui nous appelle d’en bas pour aller à la rencontre de notre alter ego génétique
- esprit qui nous appelle d’en haut pour nous différencier de la masse en tenant notre désir « en laisse »
- L’amour (passé), c’est à la fois ce qui construit la personnalité et l’arme du discernement lui permettant de choisir les nouvelles personnes : l’expression « amour de jeunesse », sans disqualifier la sincérité du sentiment tel qu’il était ressenti par les participants à l’époque des faits, les « date » par la conjecture même que, vu par notre prisme actuel d’adulte, la même rencontre ne serait pas à l’origine des mêmes émotions
- L’amour implique d’accepter le déséquilibre de l’échange (les deux amants ne partagent jamais exactement le même niveau d’intérêt l’un pour l’autre), et donc de s’approprier les concepts de pouvoir et d’absence de réciprocité. C’est à dire en dernière instance de générosité.
- L’amour c’est vouloir plus, or on ne peut vouloir que ce qui nous manque. C’est parce que nous aimons avant tout ce que nous n’avons pas, que la vie est dirigée vers l’avant. Seule la fin stoppe cette avancée. D’où la dépression des gens qui ne désirent plus rien : quand on n’aime plus rien, on ne tient plus à la vie, et donc on est prêt à se rendre sans combattre
- Aimer c’est vivre,
- Vivre c’est être comblé,
- Et nous tentons de nous combler en comblant des manques au fur et à mesure que nous les ressentons.
- Soit la démonstration en raccourci d’un de mes concepts piliers : la condition nécessaire pour tomber amoureux est d’avoir la sensation que quelque chose nous manque. La satiété affective déjoue tous les coups de foudre.
- Remarque sur l’état amoureux : dans l’état amoureux, l’être aimé ne comble jamais tout à fait par sa présence, puisque nous redoutons son départ à chaque instant. Le paradoxe de l’état amoureux c’est que l’être aimé nous manque même quand il se love dans nos bras. L’état amoureux, c’est donc l’amour au carré.
- L’amour c’est la vie. Démonstration :
- L’amour c’est l’antithèse de l’ennui, car l’ennui c’est la maladie du temps qui ne s’écoule plus or l’amour accélère le temps (les heures passées en présence de l’être aimée semblent toujours trop courtes, son absence toujours trop longue)
- Or l’ennui est l’antithèse de la vie…
- Donc si l’amour est le contraire du contraire de la vie, c’est bien qu’il est ce qui fait se sentir vivant. L’amour, est plus qu’un sentiment, c’est la pulsion vitale. La pulsion et l’impulsion.
- L’amour est, comme la volonté de puissance (5), une interprétation de la réalité. Parce qu’il est avant tout un ressenti, il échappe au besoin d’objectivation mais reste seul capable de créer du ressentiment (accumulation de haine et stratégies de compensation financière démontrée dans les divorces, lire à ce sujet Je t’haine moi non plus)
- L’amour c’est altérer son comportement
« L’amour lui donnait une nature d’esclave » – Raymond Radiguet, Le Diable au corps
- L’amour c’est se sacrifier sans toutefois faire de l’autre son obligé (Cf la maman de Romain Gary qui sauce avec du pain, à même la poêle, le jus du steak qu’elle cuit chaque jour à son fils, faute de pouvoir en acheter pour elle – La promesse de l’aube)
Les paradoxes de l’amour, en résumé
Équipotent mais dénué de l’impératif de réciprocité, unique tout en répondant à une logique d’ordre « sismique », reposant sur le paradoxe d’une double injonction (rêver à la fois de posséder tout en continuant de désirer, or le désir se nourrit du manque), l’amour contemporain continue d’incarner un parfait exemple d’anomie sociologique, résistant envers et contre tous à toute tentative de définition unifiée.
Dans ces conditions, et dans l’impossibilité de trancher le noeud Gordien, comment conclure ?
1. façon Louis Jouvet, en (pensant ses) sensations
En l’occurence, le regard d’amour de l’être aimé va t-il me donner la force d’incarner mon rêve, de jouer mon propre rôle, de devenir ce que je né pour être ?
2. façon chanson
3. façon universitaire
Coeur avec les doigts à tous !
Stéphane Edouard
(1) Une stratégie, c’est le fondement inféré ex post des régularités de comportements observés empiriquement. Cf théorie de l’acteur stratégique
(2) Roland Barthes lui même s’est refusé à expliquer l’amour, écrivant à la place ce qui pourrait se qualifier d’abcdaire de ses manifestations : Fragments d’un discours amoureux
(3) Pour ceux qui ont le choix ; le choix commençant à deux options
(4) Si A aime B, B exerce de facto une relation de pouvoir avec A, puisqu’il a la possibilité de s’offrir ou de se refuser à A, lui provoquant ainsi alternativement plaisir ou déplaisir. A contrario, l’éventuel refus de A à B ne provoquerait aucune déception à ce dernier
(5) Nietzche a modifié à plusieurs reprises sa propre acception de la volonté de puissance, je fais référence à celle qui structure les 11 aphorismes où il y est fait référence dans Par delà le bien et le mal
(6) On est « secoué », « chamboulé : c’est presque toujours une réplique d’intensité variable d’un épisode précédent, sans lequel l’actuel ne pourrait ontologiquement être ce qu’il est
- Gagnez en intelligence sociale et en aisance relationnelle
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- Découvrez les petits secrets des hommes séduisants
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- Consolidez les relations et épanouissez-vous en couple
- Développez votre énergie physique et votre force mentale
- Décodez la psychologie féminine comme un livre ouvert
- Assumez et développez votre masculinité
Bonsoir Stéphane,
Tout d’abord merci de m’avoir répondu. Tu dois vivre actuellement une période compliquée avec le déchainement médiatique lié à « l’affaire 20 minutes ». Je profite donc de ce retour pour te souhaiter bon courage. En souhaitant que tout ceci se calme rapidement.
Concernant ta réponse. Comme tu l’as demandé sur le forum VIP, je vais te donner mon feedback sur le fond mais aussi sur la forme.
Concernant la forme. Je préfère clairement le langage nettement moins soutenu que tu emplois d’habitude. Celui que tu as employé dans cet article a néanmoins l’avantage de me faire prendre conscience de la qualité de ton travail de vulgarisation.
En effet, sans ton matériel, je n’aurais pas été capable de transposer les concepts que tu y présentes à mon cas particulier (c’est-à-dire mes propres expériences) : théorie des parts de camemberts, du niveau d’intérêt non binaire, de la période d’accumulation de ressentiment, égocentrisme de H versus alter-centrisme de F,… Tout ceci est fort utile dans la vie de tous les jours mais aussi pour déceler le fond de ton texte.
Justement, concernant le fond. Je souhaiterais rebondir sur un point précis de ton article. Celui concernant Eros, Philia, Agapé. J’aimerais savoir si selon toi, il existe un lien entre ces trois « sous-objets » de l’amour et les doses de H et de F que nous avons tous.
· Dans l’un de tes séminaires, tu expliques que « F pure » n’a pas un univers fantasmatique très développé, puisque pour elle « tout est possible ». Ce qui a été attesté par l’immense majorité de tous mes amis hommes d’ailleurs… Dit comme ça, ça ne transpire pas le Eros « +++ ».
· Il est également possible d’observer que « F pure » est alter-centrée, c’est-à-dire qu’elle est capable de déplacer son barycentre vers les personnes de son premier cercle (enfants, famille proche). Dis comme ça, ça transpire bon le Philia.
· Une autre caractéristique de F pure est de ressentir le besoin d’admirer son partenaire. Dis comme ça, ça sent fort l’Agapé.
Je suis tenté de penser avec ces remarques, qu’un homme avec une dose significative de F aura tendance à être plus épanoui dans une relation à forte dominante Agapé / Philia (car son penchant à être alter-centré et à admirer sa partenaire pourront être satisfaits). Est-ce le cas ?
Je te remercie encore une fois.
Mickaël
Deux réflexions/impressions à partir de cet article :
L’amour rend bête, mais l’amour (heureux) rend bon, et l’amour malheureux c’est aussi celui qui fait qu’on est empêché de faire le bien. Le fait que l’amour rende bête, aveugle comme on dit, rend pertinent les métiers permettant au sujet amoureux à y voir clair dans ce qu’il vit, surtout s’il se noie dans un amour malheureux.
L’ennui rend bête aussi, mais l’ennui rend méchant. Un trop plein de vide qui se déverse de temps à autre de manière vomitive sur un bouc émissaire, proche ou lointain… On peut noter que dès qu’une proie plus intéressante est proposé à l’ennuyé(E), alors il/ELLE se jette dessus en ignorant tout à coup le précédent. Méfiez-vous des gens qui s’ennuient.
Je crois que c’est l’un des articles les plus intéressants du site, malgré un aspect un peu ardu. Lire le Le Banquet de Platon permet aussi de mieux comprendre ce qu’est L’Amour, le désir et l’identité sexuelle :)